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« Vois qui est ici ! »

mardi 2 juin 2009, 16463e jour de mer, par JC Sekinger

« En tous cas, je ne suis vraiment qualifié que pour rendre compte de mon expérience personnelle. J’ai déjà mentionné que mon travail obstiné d’auto-investigation ne comprenait aucune méditation en tant que telle. Et je continue à croire (après avoir fait équitablement l’essai de pratiques systématiques) que le parti le plus sûr pour moi est d’éviter les formes de méditation qui prévoient des heures, des postures et des thèmes déterminés, et en fait toute discipline spirituelle délibérée. D’après moi, il suffit d’être attentif au Vide tel qu’il est donné, plus ou moins souvent, plus ou moins longtemps, chacun selon sa convenance.

VOIS QUI EST ICI ! La vigilance d’esprit qui est suscitée de la sorte est très naturelle, non spirituelle, et terre à terre : en fait, elle se produit seulement lorsque la pensée disparaît, Elle est à ce point naturelle qu’elle ne peut être observée de l’extérieur (sauf, peut-être, par un observateur prévenu), et pour cette raison on peut s’y exercer à tout moment et partout. De plus, cette pratique n’est pas ardue : si un effort est requis, c’est plutôt l’effort qui consiste à maintenir une absence d’effort. On l’obtient à volonté. Parfois elle se produit sans qu’on l’ait sollicitée et elle persistera peut-être pendant une demi-heure sans qu’il faille vraiment se donner de la peine pour la maintenir. Contrairement à toute attente, le retrait de la vie ordinaire n’est d’aucune aide : en fait, ce serait plutôt un obstacle. Pour réaliser cette conscience, il vaut mieux garder les yeux ouverts que fermés, il vaut mieux être debout que couché au lit, mieux vaut marcher dans le jardin que rester assis à l’intérieur, et marcher dans la rue, en pleine foule, peut être ce qu’il y a de mieux. Après un certain temps cela devient la chose la plus simple du monde. On cesse de voir une espèce d’êtres humains, et, à la place, on en voit deux, partout : ces nombreux corps solides, surmontés d’une tête, qui me croisent, et ce corps unique, décapité, qui flotte ici dans le vide - cette " présence absente " qui se sent tellement transparente et immatérielle. C’est à se demander pourquoi, tout simplement, les gens ne la traversent pas.

Plus vous portez le bonnet de l’invisibilité, mieux il vous va. On s’habitue tellement à personnifier le coup de vent qui traverse la rue ou le nuage glissant librement au-dessus du pavé, que cela devient bien plus naturel que de marcher (du reste, c’est plus naturel) et de loin moins fatigant. Et le secret de cette magie - ce tour de passe-passe qui tient de l’escamotage et de la lévitation -, c’est le secret de Polichinelle : une fois compris, on le fait comme rien. Il me suffit (en quelque sorte) d’inverser la direction de mon regard, de regarder vers moi autant que vers l’extérieur, et de voir qu’ici il n’y a pas de piéton, que cet endroit du pavé est parfaitement inoccupé. Cela ne veut pas dire qu’on soit dangereusement inconscient de ce qui se passe. Bien au contraire : comme je n’ai plus les idées ailleurs, je risque moins de me faire écraser. (En fin de compte, perdre la conscience du Vide ici présent, c’est être distrait et s’exposer à tous les dangers de la distraction.) De même, lorsque je conduis, l’attention sans mouvement de pensée ou recueillement peut être non seulement une bonne discipline, mais une excellente mesure de sécurité : une voiture que personne ne conduit est bien conduite. Même en lisant, en écrivant ou en parlant, je peux rester disponible à cette forme particulière de conscience, la conscience que j’ai de mon activité se doublant de la conscience du Vide dans lequel elle se manifeste. Certaines circonstances - lorsqu’on accomplit un travail physique lourd, par exemple - risquent d’obscurcir ce Vide, mais même alors il est souvent possible de déceler un courant profond de conscience. »

p. 52 - 54, Vivre sans tête, Douglas E. Harding


Petit rappel de Philippe Fabri dans VivreSansTete@yahoogroups.com

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