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Les étoiles de Ses Nuits

jeudi 10 mai 2012, 17536e jour de mer, par JC Sekinger

Fin des années 80, je travaillais, un Travail d’Utilité Collective, dans une bibliothèque de l’Université Bordeaux 2. Je trimballais une achatine dans une boîte à chaussures. Je pensais l’avoir sauvée en l’achetant dans une épicerie africaine et je l’écoutais manger de la salade. Je lisais avec passion, je tamponnais des cartes et je rangeais des livres.

Alors, j’ai lu Lucien Levy-Brühl.

De plusieurs choses, je me rappelle une distinction qui me fait toujours rêver, entre « langage générique » et « langage spécifique ». Je me rappelle aussi, une brève histoire de l’énumération. Je me suis remémoré si souvent ces textes — points de départ de mille rêveries — qu’ils se sont épurés et étirés. Ils se sont aussi prolongés dans d’autres lectures, et dans d’autres rêveries.

Quand l’homme a commencé à compter ses pas, les fruits posés, et à dire des nombres, il a d’abord compté sur ses doigts et inventé des noms jusqu’à 10. Il n’y avait alors ni zéro, ni infini : les doigts étaient toujours là et, entre eux, ils n’étaient pas.

Le onzième mot était le même que pour dire "Dieu" qui pouvait se dire "beaucoup". Beaucoup de grains de sable. Beaucoup de feuilles aux arbres ou d’étoiles à la nuit. Au delà du dénombrable s’étendait le domaine de Dieu.

De dix, en comptant toujours sur ses doigts — chaque phalange (exceptées celles du pouce, je crois) — l’homme a pu compter jusqu’à 24 (12 phalanges à chaque main) et étendre ainsi, modestement, son propre domaine.

Puis des hommes, bien plus tard et toujours sur leurs mains, ont pu compter jusqu’à 72 (chaque phalange valant 3, celles d’une main — sans compter celles du pouce — se dénombraient alors jusqu’à 36) avançant toujours, avec de moins en moins de précautions, dans le domaine du sable, des étoiles, de Dieu, mais le vitrifiant à chaque pas, comme dans ces guerres machinales et terribles, plus longtemps après encore, où il brûle ce qu’il conquiert.

Aujourd’hui, ce que l’homme n’a pas pu fouler, il se l’est approprié en le nommant : zéro et infini. Il compte encore les décimales de pi ou du nombre d’or, par plongées, et cherche les lois d’imprévisibles séquences entrevues dans le domaine de Dieu.

Mais, je me demande — excusez mon innocence — pourquoi une équation rendrait-elle enfin compte de la répartition chaotique des nombres premiers dans le Jardin de Dieu, alors qu’aucune ne le fera jamais pour les étoiles de Ses Nuits ?

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