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« Comment renoncer »

lundi 29 juin 2009, 16490e jour de mer

Écrit par Douglas E. Harding et retranscrit avec l’aimable autorisation de la revue 3ème Millénaire, extrait du n°5, Automne 1987.

Cet article est d’ordre pratique et non théorique. Son objet est non pas la philosophie de l’abandon à la divine providence ou l’importance du renoncement dans la voie religieuse mais strictement comment renoncer et laisser les choses être ce qu’elles sont et aller leur train, strictement comment il est possible de réaliser et maintenir une véritable abnégation, une véritable soumission à la volonté de Dieu.

Il n’est guère facile de décrire ce qu’est le renoncement mais tous nous connaissons la sensation qu’il procure - la soudaine suspension de lutte, la fin (pour le moment) de toute notre résistance, le genre spécial de calme qui succède à la tempête d’un effort vain, la détente dont nous jouissons quand « une chose cède enfin » après une période de tension et d’anxiétés croissantes qui coupent les jambes.

Une remarquable expression de ce brusque changement d’humeur - plutôt retournement d’humeur - peut être trouvée dans l’ouverture des Francs Juges de Berlioz. Ce célèbre morceau de musique descriptive porte à la scène l’histoire d’un prisonnier qui comparait devant un tribunal secret du Moyen Âge sous l’inculpation d’un crime capital. À mesure qu’il tente, avec une détresse et une terreur accrues, de se disculper, la musique devient davantage tourmentée et bruyante, de plus en plus frénétique. Et tout d’un coup, comprenant que son sort est décidé, il abandonne tout espoir et se résigne avec un calme parfait à la sentence de mort ; la musique cède enfin la place à l’un des airs les plus grands et les plus sereins du monde, s’épanchant doucement, bienheureuse d’un bout à l’autre. Berlioz a emprunté cet air à une chanson populaire russe mais il s’agit d’un bien commun, d’un thème pérenne qui surgit où l’on s’y attend le moins, par exemple dans le chant bien connu Fini maintenant le Carnaval dont le sujet est la résignation, si ce n’est l’abnégation d’un amoureux éconduit.

Nous pouvons prendre comme typique notre exemple du prisonnier en jugement - typique de la dépendance du renoncement par rapport à son opposé sans lequel il ne peut exister. Céder est aussi inséparable de lutter que le haut est inséparable du bas, la gauche de la droite. Vous ne pouvez pas lâcher une chose que vous ne tenez pas et demander l’arrêt des hostilités en temps de paix.

Dans ces conditions, la disposition à céder ne peut être permanente : elle doit alterner avec son opposé, avec la disposition à résister. Il n’est pas dans sa nature d’être stable. C’est là certainement une constatation banale, nous allons de l’avant à l’encontre de la volonté de Dieu comme si nous ne faisions qu’un avec les particularités de notre corps et découvrons seulement ensuite, de l’une ou de l’autre façon, la grâce de nous soumettre à elle - pour un moment - après quoi le pitoyable processus tout entier repart de plus belle. Le renoncement peut venir mais, hélas, comme l’énonce le Maharshi, ce qui vient s’en va. Ayant cela de commun avec les pensées [1] et sentiments (peu importe à quels degrés ils peuvent être profonds, illuminés, voire divins), le renoncement est impermanent. Étant quelque chose de spécifique, avec des caractéristiques limitées, non seulement il nécessite et implique son opposé, mais il tend constamment à se fondre en lui.

Ces faits patents mais perdus de vue mettent des limites à toute culture du renoncement - que ce soit avec des lectures et des réflexions qui s’y rapportent, en s’efforçant d’une manière ou d’une autre d’exalter son sentiment avec le japa (récitation d’une formule), des prosternations, par tous les moyens possibles. L’ennui avec cette tendance hautement désirable est qu’elle ne cesse de vaciller, de se dérober à notre prise et risque d’être le moins disponible quand elle serait le plus nécessaire. Qui, en effet, peut ressentir un état sur commande ? Et en l’occurrence il y a quelque chose de singulièrement contradictoire et même d’immanquablement comique dans le fait de cultiver ce qui vient spontanément ou pas du tout, dans cette quête du repos, s’efforçant de ne pas s’efforcer, se cramponnant à un lâcher-prise, peinant pour se détendre. Rien d’étonnant si cette étrange entreprise d’auto-dressage est vouée à l’échec. Pour finir, il nous faudra renoncer à toutes ces tentatives de renoncement.++++

N’y a-t-il alors rien que nous puissions faire aux prises avec ce problème ? Devons-nous continuer de laisser ces alternatives de lutte contre la nature des choses, et d’acceptation sincère (ou à moitié sincère) même des pires d’entre elles, continuer de structurer notre vie ? Ou, plus probablement, faut-il les arracher les unes des autres ?

Non. La méthode directe en vue d’acquérir la maîtrise de nos sentiments s’avère auto-destructrice, mais il y a une méthode indirecte qui tient mieux ses promesse. Le problème peut être résolu - mais, insistons là-dessus, pas à son propre niveau ou en ses propres termes - et résolu absolument.

La solution est ATTENTION, attention au lieu d’intention. Attention à ce qui est au lieu de lutter pour ce qui devrait être. Attention à ce que les choses sont déjà sans aucun essai pour les améliorer. Le fait est qu’une totale attention est renoncement et que le renoncement total est attention.

Attention à quoi ? Attention à ce qui, de droit, le requiert là où vous êtes en ce moment-là sans se préoccuper d’autres temps et d’autres lieux. Se contenter de lire sur cette attention ne sert à rien. Vous, cher lecteur, devez effectivement regarder ce qui est de votre côté de cette page imprimée, son Voyant ou Lecteur - s’il y en a. N’est-ce pas un fait qu’il n’y a là aucune chose (no-thing) mais de l’espace pour que cette scène (ces mains tenant un exemplaire de la revue entourées de vagues formes colorées) s’y déroule ? Il n’y a rien où vous êtes présentement hormis cette Vigilance ou Capacité immaculée, exempte en elle-même de quelque son, odeur, goût, forme, opacité, complexité, mouvement, et pour cette raison parfaitement prête pour les accueillir. N’est-ce pas de toute évidence une vacuité emplie de ce que vous êtes en ce moment ?

Cette vision en dedans (in-seeing), cette attention à ce que l’on est en permanence (qu’on le remarque ou non) cette découverte de Ce qui est au dessus de toute amélioration possible (parce qu’il n’y a rien ici qui change ou serait à changer) - cela seul est le renoncement total. C’est le rejet de tout attribut, de toute qualité, de toute fonction à revendiquer, la fin de toute prétention d’être quoi que ce soit. Pas un atome de substance, pas une amorce de sentiment, pas une ombre de pensée ne peut survivre dans l’air raréfié du Centre. Ici demeure uniquement l’attention, l’état d’éveil (awareness), la pure conscience de la conscience sans contenu ni prédisposition. Et cela ne vient ni ne s’en va. Ici est le Renoncement même, incluant le renoncement en tout temps et à tout changement. On n’a pas à accomplir ce Renoncement ; on l’est éternellement.

Toutefois, cette vision essentielle en dedans ne met pas fin au défilé des sentiments et pensées avec leurs changements et alternances sans fin, leurs contradictions enchevêtrées. Il ne faut pas non plus compter sur leur « redressement ». Peut-être se mettront-ils en ordre d’eux-mêmes dans une certaine mesure et peut-être le sentiment de renoncer croîtra à vive allure, à présent que tous les sentiments sont éprouvés consciemment dans leur Source et Contenant libre de toute émotion ici même. Néamoins, ils restent dans leur propre sphère essentiellement « problématiques » ; il est deans leur nature d’être inachevés, en partie faux, et sans répit en conflit les uns avec les autres !, La véritable différence qu’apporte cette vision de Ce-que-l’on-est n’est pas le perfectionnement de ce spectacle - ce qui est pensé, éprouvé, exécuté - mais sa localisation. Il se situe tout entier dehors, dans et au monde. Ce que j’étais accoutumé à appeler « mes pensées et sentiments » se révèle être des pensées et des sentiments sur ces choses-là et non sur Moi. L’univers est comme bourré de tristesse et de joie, de laideur et de beauté, de combat et de reddition et tous autres opposés, comme il en va avec la couleur, la forme et le mouvement. Tout cela est mis en lumière par la Lumière ici, Lumière qui est pure de toute chose ou qualité et qui brille sans interruption.
Vous êtes cette Lumière.++++

Sans doute vous pourriez objecter que la vision de Ce-que-vous-êtes-réellement ne dure pas, mais vient et s’en va, comme le sentiment de renoncer va et vient, et elle se laisse peut-être plus difficilement maintenir.

Soit. Essayez et vous découvrirez que cette vision, tout à l’opposé de ce sentiment, est toujours disponible. Vous pouvez voir Ce que vous êtes et Qui vous êtes quelle que soit votre occupation, ambiance ou humeur ; rien n’est plus facile ni plus naturel.

Et cette vision n’est pas non plus intermittente. Elle se présente à l’esprit hors du temps, dans ce sens qu’elle est une vision dans le Lieu où absolument rien, pas même le lieu ou le temps, ne subsiste. Ce n’est pas là une théorie à méditer mais un fait à vérifier. Regardez derechef et vous verrez l’aucune chose (no-thing) que vous êtes maintenant, et constaterez que votre vision ne se lit pas comme si elle débutait à tel ou tel moment de l’horloge pour prendre fin après autant de secondes, de minutes ou d’heures. Vous constaterez aussi qu’elle ne peut être séparée par quelque intervalle d’autres « occasions de voir » pour ainsi dire. Comme le remarque un maître Zen : « Voir ce qui n’est rien - c’est cela la véritable vision, la vision éternelle ».

Où il n’y a pas de temps, il n’y a ni volonté, ni intention, ni choix, ni leu ; ce sont là des rejetons du temps. Paradoxalement, le véritable abandon à la Volonté divine consiste non pas à se départir seulement de sa volonté personnelle mais de toute volonté pour se reposer dans ce qui est. L’unique chemin menant en ce lieu de non-désir consiste à y prêter attention et à voir que l’on avait jamais été ailleurs. Ici même, à zéro centimètre de lui-même, au centre exact de l’univers propre à chacun réside le Dieu qui est le calme au milieu de la tempête.

« Il nous arrive de prier :
Que ta volonté
Mon Seigneur et Dieu, soit faite.
Mais voilà. Il n’a pas de volonté :
Il n’est que repos.

C’est ce qu’écrit Angelus Silesius, le Pélerin chérubinique. Mais alors que faut-il penser de cette noble parole de Dante : « Sa volonté est notre paix » ?

La réponse exige que nous interrogions de nouveau l’Endroit que nous occupons et voyions combien il est vide de tout contenu qui serait nôtre et certainement de toute volonté ou intention. Et que nous voyions aussi comme il est plein de ce spectacle, le monde tel qu’il est maintenant, complet avec toutes les pensées et sentimentsqui le colorent et l’animent. N’est-ce pas un fait, dans votre propre expérience maintenant, comme Source exempte de tout vouloir, que votre volonté est parfaitement incorporée dans tout ce qui à présent sourd de cette Source, de sorte que tout est parfaitement acceptable exactement comme qu’il est ? Est-il possible de voir qui vous êtes sans accepter les choses telles qu’elles sont ? Et en dernier ressort y a-t-il une autre voie d’abnégation véritable si ce n’est d’être consciemment l’Unique qui, en lui-même, n’a pas de volonté et est cependant responsable de toute chose dans le monde ? Voir que vous n’êtes pas dans le monde et que, tout au contraire, le monde est en vous, réconcilie avec chacune de ses manifestations et avec tout.

Il était une fois un disciple si bien doué que son maître finalement l’envoya chez un plus éminent instructeur pour son ultime endoctrinement. Au grand étonnement du disciple ce nouvel instructeur s’avéra être une pauvre vieille femme passablement malade qui semblait n’avoir rien à lui dispenser. Mais au bout du compte il put lui arracher son message, lequel était : Je n’ai à me plaindre de rien.

D’abord voyez Ce que vous êtes et Qui vous êtes, établissez votre véritable identité, et ensuite voyez s’il reste encore quelque chose dont vous auriez à vous plaindre.


[1Note du transcripteur : j’ai pris la liberté de remplacer chaque "pensers" du texte, par "pensées" qui a sur le premier, l’avantage d’être généralement utilisé (et juste)

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